L’affaire Kerviel et Société Générale : quelques réflexions sur la gouvernance, le risque, la conformité … et le monde de la banque

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Par:

Darius Champion, correspondent spécial de Project Counsel

et

Gregory P. Bufithis, fondateur et président de Project Counsel

6 octobre 2010 – Mardi dernier, l’ex-trader de la Société Générale, Jérôme Kerviel, a été jugé coupable d’abus de confiance, d’activités criminelles en matière d’informatique et de fraude par le tribunal de Paris pour son rôle dans le scandale qui a coûté à la banque près de 5 milliards d’euros (7 milliards de dollars).

Kerviel a été condamné à cinq ans de prison, dont deux ans avec sursis, pour son implication dans cette affaire. Un tribunal de Paris a également ordonné à cet homme âgé de 33 ans de rembourser à la banque les 4,9 milliards d’euros perdus suite à des opérations non autorisées qui ont mené SocGen au bord de la ruine en 2008. Tout cela à l’encontre d’un individu qui n’y a pas gagné un centime. Qu’est-ce que peut bien en penser Bernie Madoff ?

L’avocat de Kerviel a déclaré qu’il ferait appel de ce jugement « déraisonnable » qu’il a décrit comme étant « totalement excessif ». Kerviel reste en liberté dans l’attente de cet appel (ce qui pourrait prendre 18 mois). Il lui est interdit de participer à toute activité de trading.

Les juges ont déclaré que Kerviel n’avait pas reçu l’autorisation, même tacite, de ses patrons de spéculer de manière excessive et que les manquements de SocGen ne l’exonéraient pas de ses devoirs en tant que trader professionnel.

Les juges ont également déclaré que Kerviel savait parfaitement ce qu’il faisait en dépassant les limites de sa mission de trader et qu’il avait cherché à dissimuler ses positions. « Kerviel dépassé les limites de sa mission en tant que trader, » a déclaré le juge qui présidait la séance, Dominique Pauthe.

Cette affaire comporte une multitude de problématiques liées au e-discovery et à la conformité. Pour consulter notre précédent article complet sur cette affaire, cliquez ici pour l’anglais et ici pour le français.

Le verdict n’aura pas beaucoup de conséquences pour SocGen, qui a reconnu des « faiblesses » dans ses contrôles internes et s’est vu imposer une amende record par les autorités de règlementation bancaires et a dépensé depuis 130 millions d’euros pour renforcer ses systèmes de contrôle. Aux États-Unis, la semaine dernière, une action collective de longue date contre SocGen a été déboutée, suite au précédent établi par la récente affaire Morrison contre Nab cette année (pour consulter une synthèse de cette affaire, cliquez ici).

Les investisseurs français n’auraient pas eu non plus beaucoup d’éléments en leur faveur. Il leur aurait été difficile d’obtenir des dommages-intérêts de SocGen, tenant compte de la difficulté à établir un lien direct entre l’affaire Kerviel et la baisse de l’action SocGen. Il semble donc que la plupart des investisseurs aient tiré un trait sur cette affaire.

Pour ce qui concerne Kerviel, l’amende de 4,9 Md€ est assez illusoire, car quelle différence si l’on se noie dans 2 m3 d’eau ou dans 2 000. Mais il en ressort tout de même ruiné et, si l’on ajoute à cela la condamnation pénale, le message envoyé est assez sévère. Cela semble d’ailleurs être justement l’objectif du verdict : envoyer un message. Cette affaire met en lumière le déséquilibre des pouvoirs entre un système financier qui se place en position de victime et les investisseurs, qui sont probablement tout aussi victimes, mais n’ont pas les moyens de s’organiser. Elle souligne certainement la nécessité d’engager des recours collectifs en France.

Un point intéressant toutefois : Kerviel ne sera pas complètement sans le sou. Selon un article du Monde, SocGen ne lui demandera pas de renoncer à son salaire, ses économies ou ses actifs. Par contre la banque récupérera tout revenu « dérivant de la fraude », ce qui inclut les sommes générées par la vente du livre « L’engrenage, mémoires d’un trader » qui raconte l’affaire. On estime que son éditeur en a vendu 50 000 copies à 20 € pièce, ce qui fait un total d’environ 1 million d’euros.

La plupart des commentateurs de l’affaire et les personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenues au tribunal ont exprimé leur surprise du fait que la banque n’ait fait l’objet d’aucune accusation au cours du procès. Elle a reconnu que ses contrôles avaient présenté de « graves manquements ».Il est assez surprenant que malgré des preuves significatives du contraire, SocGen ait été absoute de toute responsabilité et que l’intégralité de la faute été rejetée sur un unique employé subalterne de la banque.

SocGen a nié les allégations de l’ex-trader selon lesquelles ses supérieurs hiérarchiques savaient ce qu’il faisait, mais ont fermé les yeux tant qu’il rapportait de l’argent. Elle a admis un relâchement des contrôles alors qu’elle centrait ses efforts sur la transformation de son activité de banque d’affaires en puissante usine d’opérations sur dérivés.

Donc, une personne effectue des opérations pour un montant équivalent à la valeur nette total de la banque et personne ne s’en rend compte ? Les coupables ont dû bien rire hier soir, une coupe de champagne à la main. On ne peut pas éviter de penser à l’affaire Dreyfuss ou au film « Les sentiers de la gloire » de Kubrick, qui racontent comme la condamnation d’un individu est utilisée pour protéger ou tirer d’affaire plus puissants que lui. Kerviel est indiscutablement coupable d’escroquerie et usage de faux. Mais un seul trader est parvenu à détourner l’ensemble du système informatique de la banque, à accéder à des ressources aussi énormes sans autorisation, et personne n’a rien remarqué ? Il est évident que si ses opérations avaient été rentables, la banque aurait conservé les gains et l’aurait récompensé. Mais comme il a perdu, c’est un voleur .

Darius et moi-même étions traders en devises avant de devenir avocats. Comme nous l’avons indiqué dans notre rapport précédent, nous estimons que ses supérieurs hiérarchiques directs de SocGen connaissaient un grand nombre de ses positions non couvertes, tenant compte de sa place au sein de l’équipe Delta One, de ses rapports de trésorerie, etc. Les gains de trading extraordinairement élevés de Kerviel devaient indiquer qu’il effectuait des opérations en dehors des limites de son mandat officiel et permettre de détecter ses agissements. Même les témoins de SocGen ont témoigné que plusieurs bases de données, où toutes les opérations de trading pouvaient être suivies, étaient à la disposition des supérieurs hiérarchiques de Kerviel. (Pour plus de détails sur les agissements de Kerviel, vous pouvez accéder à notre article précédent dans le lien ci-dessus).

On en revient toujours en fait au petit jeu classique des petits coups de coude et clins d’œil de connivence, des « yeux grand fermés ». Ce n’est un secret pour personne que les institutions de tous types allègent les procédures de gestion des risques en période faste et lorsque les flux de profit s’accélèrent. Le but du jeu est le suivant : équilibrer les gains potentiels d’une opération risquée par rapport aux pertes potentielles. Prendre avantage des opportunités ou privilégier la gestion des risques. Tout le jeu gouvernance-risque-conformité, mais sous un angle légèrement différent.

Mais replaçons l’affaire en perspective : Kerviel et les gains imaginaires de Bernard Madoff et d’autres escrocs peuvent bien représenter une perte de près de 100 Md$, mais le coût des transactions (imprudemment) légalisées devraient dépasser un total de 2 200 Md$ de pertes selon le FMI.

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